La philosophie des Lumières, matrice des totalitarismes

La querelle entre Jean-Jacques Rousseau et Voltaire permet de faire ressortir de manière particulièrement prégnante l’unité philosophique de la vision de l’homme que les Lumières ont promue. Souvent Rousseau est présenté comme l’antithèse d’un Voltaire, ce qui permet de faire jouer une sorte de dialectique au sein des Lumières entre progressistes généreux (Rousseau) et conservateurs égoïstes (Voltaire). Or il n’en est rien. Les Lumières sont de part en part traversées par une vision de l’homme vouée à en faire l’esclave d’un système totalitaire.  

Quelle est donc cette vision de l’homme ? Celle enseignée Ad nauseam par les Helvétius, Holbach Voltaire and Co. A savoir que « l’âme est en nous que la faculté de sentir » ( Helvétius). « Dans tous les cas, juger est sentir » précise-t-il car « Toutes idée quelconque peut donc, en dernière analyse, se réduire toujours à des faits ou sensations physiques ». D’où il conclut « La sensibilité physique est donc l’unique moteur de l’homme », « inutile d’admettre en nous d’autres facultés ». L’homme est un être purement passif, mu par la seule logique de l’intérêt. L’homme « c’est la roue…mue par un torrent ». Diderot ne dira pas autre chose « L’homme et l’animal ne sont que des machines de chair ou sensible »(Mémoire pour Catherine). La baron D’Holbach sera encore plus explicite, l’homme est pour lui « dans chaque instant de sa durée un instrument passif entre les mains de la nécessité »(Système de la nature). Le déterminisme est absolu, la liberté est « un mot vide sens » ( Diderot) « L’homme qui émonde un arbre(…), la chenille qui en ronge les feuilles » ne sont que « deux insectes différents, chacun à son devoir »( Diderot). Voltaire oscille parfois entre cette vision purement déterminisme et un déisme vague qui lui fait encore concéder à l’homme une faculté active. Mais le mépris dans lequel il tient les hommes l’entraînera toujours plus loin dans sa négation de la liberté. « Nous sommes des horloges, des machines » ( à Mme du Deffand). Certaines sont un peu plus perfectionnées, mais cela ne change rien à leur nature profonde de machine. « Il faudrait qu’une montre à répétition fût bien insolente pour croire qu’elle est d’une nature absolument différente de celle d’un tournebroche »( à Mme du Deffand). La liberté est donc une « belle chimère »( A Cideville). « Pauvre automate que nous sommes, nous ne dépendons pas de nous-mêmes » écrit-t-il de même à la duchesse de Saxe-Gotha. Et tout le cynisme de Voltaire perce dans une formule « Le bien de la société exige que l’homme se croye libre ». Mme de Staël voyait donc parfaitement juste lorsqu’elle écrivait de lui « Il prit une humeur singulière contre les causes finales, l’optimisme, le libre arbitre, enfin contre les opinions philosophiques qui relèvent la dignité de l’homme ». Une dernière citation de Voltaire permettra de dissiper tout doute « Je conviens avec vous que le néant vaut, généralement parlant, beaucoup mieux que la vie, le néant a du bon ; consolons-nous, nous en tâterons. Il est bien clair que nous serons après notre mort ce que nous étions avant de naître, mais pour les deux ou trois minutes de notre existence, qu’en ferons-nous ? Nous sommes de petites roues de la grande machine, de petits animaux à deux pieds, et à deux mains comme les singes, moins agiles qu’eux, aussi comiques, et ayant une mesure d’idées plus grande. Nous obéissons tous au mouvement général imprimé par la nature, nous ne nous donnons rien, nous recevons tout, nous ne sommes pas plus les maîtres de nos idées que de la circulation du sang dans nos veines. Chaque être, chaque manière d’être obéit à la loi générale »( à Mme Deffand).

Cette conception de l’homme, qui lui dénie tout principe actif, va de pair dans l’esprit des Lumières avec son instrumentalisation. C’est de cette funeste philosophie que procède en effet une logique de domination et de manipulation systématique des masses. Ce sont les Lumières qui préparent le terrain aux totalitarismes toujours articulés à un immense appareil de propagande. « Pour diriger les mouvements de la poupée humaine » dit Helevtius, il suffit de « connoître les fils qui la meuvent ». Il n’est pas dans mon propos de dire que Rousseau n’a pas perçu quel type de monstre sortait des flancs de Voltaire et sa bande. Il a bien saisi que cette philosophie permettait d’asseoir le triomphe des puissants, de justifier leur amoralisme, leur entreprise de domination et de manipulation des masses. « Ô Philosophie ! Combien tu prends de peine à rétrécir les cœurs, à rendre les hommes petits »( préface pour la Nouvelle Héloïse), s’exclame-t-il. « Toutes ces doctrines cruelles qui laissant l’empire absolu de l’homme à ses sens, et bornant tout à la jouissance de cette courte vie, rendent le siècle où elles règnent aussi méprisable que malheureux »( Troisième dialogue), développe-t-il. Rousseau a donc, semble-t-il, identifié dans le sensualisme des illuminés l’élément dans lequel leur esprit est embourbé comme des procs dans la fange. Il semble même prendre radicalement leur contre-pied « Je ne suis donc pas simplement un être sensitif, mais un être actif et intelligent, et quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser »(Emile). Il va jusqu’à mettre en parallèle l’amoralisme foncier des Lumières, leur vision réductrice et nihiliste de l’homme avec le système de domination et de manipulation que leur théories consacrent : « les brillants auteurs de ce siècle » ne sont pas beaucoup plus qu’ « un petit nombre d’âmes avilies, qui ont intérêt, qui ont besoin de persuader que leur corruption est générale »( Deuxième dialogue). Rousseau fulmine contre ces « cruelles doctrines » « qui, flattant les heureux et les riches, accablent les infortunés et les pauvres, en otant aux uns tout frein, toute crainte, toute retenue, et aux autres toute espérance, toute consolation. »(Deuxième dialogue). Mais alors que lui reprocher à ce brave Rousseau ? N’a-t-il pas tout compris ? On peut le penser tant la pensée de Rousseau est dilettante et pétrie de contradictions. Car même s’il a des formules qui claquent contre la bande à Voltaire, toute son œuvre dégage les mêmes relents de sensualisme que celles des autres illuminés. Le bon sauvage, modèle d’épanouissement de Rousseau, ne connaît pas d’autres biens que « la nourriture, une femmelle, et le repos », de même Rousseau construit son système en gommant les différences fondamentales avec les animaux « Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. » Il a, contre la vie de l’esprit, des charges comparables à celle des illuminés narquois « l’état de réflexion est un état contre nature(…) l’homme qui médite est un animal dépravé »(discours sur l’inégalité…) Il y a l’épaisseur d’une feuille de cigarette entre le sensualisme et le déterminisme d’un Helvétius et ceux d’un Rousseau « Mes idées ne sont presque plus que des sensations, et la sphère de mon entendement ne passe pas les objets dont je suis entouré »(Rêveries) Il reconduit également, sous les traits de l’amour de soi, le principe de la souveraineté de l’intérêt de ses ennemis illuminés. « Toujours occupé de lui-même ou pour lui-même », l’amoureux de soi-même est en effet « trop avide de son propre bien pour avoir le temps de songer au mal d’un autre »(Deuxième dialogue). Il en arrive donc aux mêmes raisonnements qu’un Helvetius « Il n’est point nécessaire de connaître le caractère des gens, mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu près ce qu’ils diront de chaque chose »(Nouvelle Héloïse). Et ne va-t-il pas jusqu’à adopter les vues mécanistes d’un Voltaire. « Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même(…). J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine ». Conséquemment, toute la société, comme pour ses adversaires, doit être vue sous un angle mécaniste. Condillac pouvait écrire que le « magistrat » est « le machiniste qui doit rétablir les ressorts, et remonter toute la machine aussi souvent que les circonstances le demandent »(Traité des systèmes), Diderot expliquait que le législateur voit dans les hommes comme « de petits ressorts isolés » dans la nature, Rousseau expliquera que le grand législateur est « le méchanicien qui invente la machine »(Contrat social). Dans ses considérations sur le Gouvernement de Pologne, reviennent les termes de ressorts, de machine etc. Pas étonnant dès lors que toute la sémantique justifiant la manipulation revienne sous la plume de Rousseau. « Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuteoit-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? »(Contrat social) En conséquence, la volonté générale a donc besoin qu’on la manipule. « Il faut lui faire voir les objets(…), quelquefois tels qu’ils doivent lui paraoitre »(référence du précédent passage du contrat social. Dans la première version du CS on pouvait lire « lui montrer le bon chemin qu’elle veut suivre »). Au point qu’à tel ou tel des citoyens « il faut apprendre…à connaoitre ce qu’il veut ». C’est à la suite de ces explications que surgit la figure du législateur qui a vocation non seulement de guider le peuple, mais de le pétrir. Il est même légitimé à changer « pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu(…) ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer »(Contrat social) Il doit savoir « dominer les opinions et par elles gouverner les passions des hommes »(Gouvernement de Pologne). Le pilotage par l’opinion est donc ici parfaitement assumé. De même Rousseau fait de l’éducation un enjeu décisif pour former les citoyens, les rendre docile à la volonté générale. Quand il exalte la figure de Lycrugue, il explique qu’il institua le peuple spartiate en ne lui laissant pas « un instant de relâche pour être à lui seul ». Il rappelle alors la nécessité pour la loi de régner sur les cœurs de citoyens, précisant que la « force législative » doit aller « jusque-là »( Gouvernement de Pologne).

Les Lumières sont l’exacte inverse de ce qu’elles prétendent être. Il s’agit en fait d’un système de pensées qui a tout obscurci en résorbant en l’homme sa dimension spirituelle et son lien avec le Créateur. En ramenant tout en lui à la dimension sensible de l’existence, il a ravalé l’homme au rang de rouage d’une grande mécanique et l’a suffisamment aveuglé, en l’encourageant à ne satisfaire que la poursuite de ses intérêts privés et mondains, pour le rendre parfaitement docile aux manipulations des grands maîtres de la propagande et complaisant à leur égard(voire ici), comme le révèle parfaitement la crise que nous traversons.